PORNOGRAPHIE

PORNOGRAPHIE
PORNOGRAPHIE

C’est une entreprise infinie que de définir la pornographie et de marquer ses différences et ses similitudes avec son distingué voisin, l’érotisme. Beaucoup s’y sont appliqués et l’exercice est devenu académique. C’est que ces deux notions sont à la fois enchevêtrées et remuantes. Elles bougent à mesure que passent les siècles et, parfois, elles échangent leurs places. Dix ans ou cent ans ont suffi pour que Flaubert, Miller, Pauline Réage ou Emmanuelle Arsan cessent d’être obscènes ou pornographiques pour gagner d’autres labels: classiques ou érotiques. L’érotisme est souvent la pornographie de la veille. D’une culture à une autre, de même, les frontières de la pornographie sont variables. Les Suédois ont longtemps tout regardé sans honte ni surprise quand certains pays musulmans ou socialistes détestent le plus timide des strip-teases. Enfin, la pornographie est taillée sur mesure pour chaque individu. Chacun sécrète sa propre pornographie. Ce qui choque l’un réjouit son voisin ou le laisse de marbre.

Comment, dans ces conditions, avancer une définition stable et universelle de la pornographie? En vérité, ce terme est étrange en ce qu’il semble privé de contenu et de contour en même temps. C’est un sac vide dans lequel chacun entasse ce qu’il veut – parfois son rêve et parfois son dégoût –, compte tenu de sa culture, de sa classe sociale, de l’éducation qu’il a subie, de ses fantasmes. Lewis Carroll a inventé le mot valise . Le mot «pornographie» pourrait passer pour un «mot poubelle» chargé de recueillir tout ce que, de l’érotisme, de la sexualité ou de la volupté, on refuse ou convoite. Robbe-Grillet résume cela par sa formule: «La pornographie, c’est l’érotisme des autres.» Et l’on pourrait ajouter cette nuance: «Dis-moi ce que tu tiens pour pornographique et je te dirai qui tu es.»

Problème de définition

L’histoire du mot «pornographie» ne fournit pas beaucoup d’indications. Restif de La Bretonne le forge, sous la forme adjectivale, en 1769, et il faudra attendre 1842 pour qu’il apparaisse comme substantif. L’apparition d’un mot nouveau n’étant jamais fortuite, on remarquera que celui-là fait son entrée au siècle des Lumières, qui est aussi celui de la curiosité, de la science et de la contestation philosophique, aux abords de la Révolution française. À l’inverse, il est clair que, si le mot était absent avant 1769, l’activité qu’il désigne était bien plus ancienne, du moins si l’on se réfère à l’étymologie.

«Pornographie», venu du grec pornê (prostituée) et graphê (écriture), vise moins la sexualité que le discours qui se tient sur elle, l’image qui la présente, la symbolise, la sublime ou la dégrade, le regard qu’elle porte sur elle-même. C’est dire que la pornographie se repère tout au long de l’aventure humaine. Dans une lumière magique, religieuse, esthétique ou fantasmatique, l’acte sexuel et le jeu des corps sont représentés en tous lieux: la villa des mystères à Pompéi, les peintures du Bernin, de Boucher, de Fragonard, de Füssli, de Bellmer et de mille autres, l’art sacré de l’Inde, le dessin des Japonais, les romans de la vieille Chine, les mystères d’Éleusis, telle secte gnostique comme celle des borborites, etc. Au commencement même de l’humanité, la sexualité distribue déjà ses images, par exemple dans les grottes de Lascaux en France ou dans celles du Piauí au Brésil. Chaque fois qu’il y a sexualité, il y a représentation; ce qui, du reste, trouble la définition proposée plus haut. Il est possible, en effet, que la sexualité humaine soit indiscernable de sa propre peinture, du discours qu’elle profère sur elle-même. On ne peut guère faire l’amour sans dire, ou se dire, qu’on est en train de le faire. Le désir , qui est marque de l’espèce humaine, s’il faut le distinguer du besoin , qui est de l’animal, se fonde justement sur sa propre représentation. La sexualité serait alors, dans son être, une pornographie.

Il est vrai que, à partir de l’étymologie et de la définition simple et un peu brutale qui en procède, le mot a dérivé. Il est alourdi de beaucoup de sens. Sans prétendre épuiser les interprétations, on peut en trouver un rapide échantillonnage dans le numéro spécial consacré (en janv.-fév. 1976) à ce sujet par une revue de haut niveau, Art Press International , et dans lequel des écrivains, des journalistes, des philosophes donnaient leurs diagnostics ou réponses. Roger Dadoun: «Si on nomme pornographie tout déplacement de l’énergie sexuelle, ou libido, de son lieu originaire, autonome et actif en un lieu autre où cette énergie est transformée pour servir à d’autres usages (l’étymologie dit pornê , la prostituée, c’est-à-dire celle qui transforme l’énergie sexuelle en argent), on obtient que toutes les activités centrales, dominantes, dans notre culture, apparaissent comme pornographiques.» Denis Roche: «Si je fais une différence entre pornographie et érotisme? Vous rigolez!» Bertrand Poirot-Delpech: «Le débat sur les différences entre érotisme et pornographie est un exercice de salon sans importance.» Delfeil de Ton: «On n’a pas encore résolu le problème de savoir si la pornographie était plus artistique que l’érotisme, et réciproquement.» Pierre Bourgeade: «De l’image érotique à l’image pornographique, la différence est objective: l’érotisme dévoile le sexe de la femme. La pornographie, l’intérieur du sexe.» Louis Cane (peintre): «L’érotisme se constitue avec du langage autour du fantasme, la pornographie a tendance à évacuer ce qui peut dialectiser le fantasme [...]. La pornographie est le refoulé de l’érotisme.» Paul Otchakovsky-Laurens (éditeur): «Même réalité au départ, traitement généralement neutralisant pour l’érotisme, traitement plus brutal et plus réaliste pour la pornographie.» Jacques Henric: «L’érotisme (au sens courant), c’est le règne de la dentelle, de la jarretelle, du vieux caleçon; c’est l’allusif, le chuchotis, le triomphe du fétiche, de l’évocateur, le pas-dit, l’usine à fantasmes, le truqué, la vieillerie formelle, la prétention esthétisante, le message alambiqué, faux. La pornographie, c’est le contraire. Effet de décrassage assuré.»

La censure et son insaisissable objet

La dispersion de telles réponses n’a pas qu’un intérêt sémantique. Elle contient des enseignements et justifie, par exemple, les embarras de la censure. Comment appliquer celle-ci à une notion qui soutient le paradoxe d’être à la fois évidente et cependant vide, à une notion qui est en même temps indestructible (puisque toutes les époques la connaissent) et volatile (puisqu’elle s’évapore ici pour recomposer une autre nébuleuse ailleurs)? On en vient à cette conséquence que la censure ne peut être que capricieuse, changeante (ce qu’il est banal de constater: Joyce, Genet, Bataille, D. H. Lawrence, réprouvés d’abord, sont publiés en Livre de poche) et arbitraire.

L’arbitraire ici s’avoue en ce que les censeurs ne prennent même pas le soin de dessiner l’objet qu’ils frappent. Le cas du cinéma en France est assez clair. En 1975, fut créée une catégorie spéciale groupant les films pornographiques et les films incitant à la violence, qui, sous ce chef, sont victimes de restrictions sévères. Ils ne peuvent être projetés que dans des salles spéciales, les salles X , qui doivent en faire la demande, et ils supportent une fiscalité d’exception. Par ailleurs, aucune aide n’est consentie à des films dont le scénario laisse soupçonner qu’ils mériteront d’être rejetés dans le circuit X. Selon une autre disposition, les films pornographiques étrangers sont soumis à une taxe (300 000 F), ce qui revient pratiquement à interdire leur importation (l’existence de cette taxe, d’une part, encourage la production nationale en drainant une grande partie des capitaux disponibles vers la production des films pornographiques, au détriment des autres films; d’autre part, supprime la concurrence de la production étrangère, seule capable de créer des films pornographiques de qualité, tel le très beau The Devil in Miss Jones , et voue ainsi la production française à la fadaise, à la vulgarité, au bon marché et à la laideur).

Une telle législation, en dépit de sa précision, repose, en fait, sur un lieu vide, car elle ne fournit aucune définition du film pornographique et oblige à se fier à la seule jurisprudence. Or, d’après celle-ci, les films classés X donnent à voir une activité sexuelle effective en l’absence de toute couleur supplémentaire – que cette autre couleur soit d’ordre esthétique, philosophique, affectif ou romanesque. On condamne la présentation de l’acte sexuel lorsque cet acte n’a d’autre fin que lui-même et son éternel recommencement. Ainsi le film japonais L’Empire des sens ne pouvait être enfermé dans le circuit X, compte tenu de sa qualité et de ses ambitions. Il faut préciser que la commission de contrôle peut, dans certains cas, décréter l’interdiction totale, y compris dans le circuit X, de certains spectacles. Une série de films alliant érotisme et nazisme a, en 1979, été victime d’une telle mesure. Mais là non plus il n’existe pas de définition stricte; seul prévaut un usage qui semble exclure de tout circuit les films alliant la sexualité à l’extrême sadisme.

Et encore la censure cinématographique est-elle relativement nette. S’agissant de la littérature, on pénètre dans un labyrinthe inexplorable. Une zone réservée a été instituée, avec la réglementation touchant les sex-shops. Ces boutiques, véritables ghettos de la sexualité, peuvent proposer n’importe quel livre, ainsi que des objets fétichistes ou du matériel théâtralement sadique, pour la raison qu’elles sont interdites aux mineurs. La littérature qui s’y débite en toute liberté est produite par des éditeurs qu’il est presque impossible de définir. Elle est d’une sottise, d’une monotonie et d’une laideur extrêmes. Au contraire, dès qu’un ouvrage, par sa tenue littéraire, échappe au circuit des sex-shops, il est voué a être vendu dans des librairies de littérature générale et se trouve par là exposé à l’œil de la censure. Mais cet œil est déconcertant, faisant intervenir plusieurs juridictions – administrative, judiciaire et même financière. Ainsi, des éditeurs de qualité, tels Jean-Jacques Pauvert, Éric Losfeld, Régine Deforges, ont-ils été saignés à blanc, encore que, par la suite, la censure se soit faite à la fois moins rigoureuse et moins arbitraire. Mais, quoi qu’il en soit des mécanismes de celle-ci, dans les secteurs où elle s’exprime, un point commun demeure: l’incapacité à définir cet «objet» qu’est la pornographie.

Objet si glissant et si insaisissable qu’on a parfois nié que notre époque soit marquée par un épanouissement de la pornographie. Certes, depuis qu’il y a des humains et qui couchent, la représentation écrite, dessinée ou parlée de l’acte sexuel est courante. Aux illustrations traditionnelles qu’on a évoquées et qui vont des peintures rupestres aux images sacrées, il faut ajouter la littérature pornographique du Moyen Âge, celle de la Renaissance (mais la notion contemporaine de pornographie ne s’appliquerait sans doute pas aux soties, aux farces ou aux outrances de Rabelais), celle des âges classique et moderne.

L’enfer de la Bibliothèque nationale – dont l’idée revient à Napoléon –, qui s’est développé au long du XIXe siècle, contenait de nombreux titres qui étaient fort arbitrairement élus, puisque, si La Pucelle de Voltaire y échappait, on y avait enfermé des œuvres de Mirabeau, Casanova, Nerciat, Verlaine, Maupassant, Gautier, Apollinaire, Pierre Louýs. Les éditions Balland ont publié il y a quelques années un album de photographies érotiques des années 1900, plus cocasses mais aussi vulgaires que les images aujourd’hui débitées dans les sex-shops. Au XVIIIe siècle, la pièce de Baculard d’Arnaud Foutre ou Paris foutant était représentée à Paris, de même que Sirop au cul de Charles Colé ou Léandre l’étalon . John Atkins nous apprend qu’à Londres, au début du XIXe siècle, en pleine période puritaine, Holiwell Street abritait une cinquantaine de boutiques spécialisées dans le commerce des livres obscènes, parmi lesquelles la célèbre librairie d’Edmund Curl. Une «association pour la suppression du vice» se forma pour purger ce mauvais quartier.

Les trois mutations de la pornographie contemporaine

Cela ne veut pas dire que la vague pornographique actuelle ait déferlé sur le monde bien avant le milieu du XXe siècle. Ce qui se passe aujourd’hui – depuis les années cinquante pour des pays comme la Suède et, par la suite, les États-Unis, et depuis les années soixante-dix pour la France et quelques autres pays – paraît former un phénomène sans précédent. La pornographie a ainsi connu, en effet, une série de mutations radicales qui l’ont transformée elle-même et dont l’examen aidera à proposer une image de cet étrange objet.

Sa première mutation consiste dans le fait qu’elle s’est démocratisée. Aux périodes classiques, les livres licencieux ou légers étaient chers, réservés à un petit nombre d’amateurs appartenant aux milieux aristocratiques, aisés, blasés, intellectuels. Les textes ou les images qu’on leur offrait étaient l’œuvre d’artistes excellents, très raffinés. La pornographie populaire s’exprimait de préférence par des plaisanteries de corps de garde, des chansons d’après boire, des images égrillardes, des graffiti sauvages, des histoires drôles, quelquefois savoureuses, mais en tout cas scatologiques et phallocratiques. La démocratisation contemporaine de la pornographie a entraîné un abaissement considérable de la qualité, tout au moins en ce qui concerne les textes et images réservés aux sex-shops et aux cinémas X.

La deuxième mutation tient à ce que les ouvrages érotiques, qui jadis et naguère circulaient «sous le manteau», dans l’ombre, ne sont plus «hors la loi» aujourd’hui, et (qu’ils soient complètement libres ou qu’ils soient contrôlés) on verra que cela n’est pas sans effet sur leur contenu même.

Également décisive, la troisième mutation de la pornographie s’est opérée par le fait qu’elle s’est donné un support privilégié, le cinéma. Tout se passe comme si l’image animée et la salle obscure, avec sa solitude, ses complicités un peu moites, étaient parfaitement adéquates à la représentation du plus intime, du plus interdit et du plus anciennement refoulé. On pourrait même se demander si le cinéma, par essence, n’est pas un art pornographique, un art de voyeurs – dont le film X ne serait que l’exaspération, le point d’incandescence – et aller jusqu’à prétendre que la pornographie ne devait découvrir son propre visage que grâce à l’invention du cinématographe. Cette connivence avec le cinéma est de beaucoup de conséquence pour la pornographie. Celle-ci est modelée par les capacités techniques du cinéma: gros plan et travelling, montage et bruitage, couleur. Le film peut montrer non point le symbole, l’équivalent langagier ou dessiné d’une copulation, mais la copulation elle-même, comme il peut représenter l’intime et le jamais vu des corps. Ainsi s’explique ici la tentation du réalisme – ou plutôt du super-réalisme , car le montage, en livrant des scènes réelles tournées à des moments différents, peut les accumuler au point qu’elles en deviennent quasi fantasmatiques. C’est même par là que le cinéma diffère du théâtre érotique, qui, lui, est limité par les capacités des comédiens. Son impérialisme s’exerce, en outre, par le fait qu’il constitue un art de la vue, du regard, de sorte que la pornographie contemporaine est fondée, plus que par le passé, sur le regard – ce dont fournissent confirmation les livres qui sont vendus dans les sex-shops et qui, avec un texte filiforme et très pauvre, recourent très largement à l’illustration.

Ces mutations ont transformé la pornographie jusqu’à en faire un objet inédit, qui n’a à peu près plus rien à voir avec les ouvrages qui étaient marqués, hier, d’infamie (la plupart des livres écrits avant 1950 ne «méritent» plus l’étiquette pornographique). Un seuil a été franchi et il convient, en le reconnaissant, d’analyser ce qu’il est advenu du discours sur la sexualité au moment où il a franchi ce seuil. Il est étrange que tous ces changements conduisent aux mêmes conséquences. La démocratisation du phénomène et la mainmise sur l’édition pornographique d’éditeurs préoccupés uniquement de rentabilité et jamais d’art ou de réflexion engendrent monotonie et pauvreté. Le cinéma, guidé qu’il est par les contraintes des salles X, souffre des mêmes inconvénients, à quoi s’ajoutent les servitudes qui lui sont propres: le réalisme et l’aplatissement. La deuxième mutation qu’on a signalée et qui concerne la loi ne fait que renforcer encore ces traits.

L’œuvre érotique de jadis, en effet, évoluait en dehors de la loi – et dans les marges de la loi. Sa seule existence violait déjà la règle sociale. Elle arrivait donc à échapper à la loi, puisqu’elle était clandestine, mais tout se passait comme si cette dernière la réinvestissait par d’autres voies. En réalité, le texte ou l’image clandestins étaient obsédés par la notion d’interdit, donc de loi – cet interdit étant non pas celui de l’État, puisqu’on échappait à sa surveillance, mais celui des lois plus fondamentales, plus enfouies et plus redoutables: l’interdit moral, social ou religieux. L’efficacité des ouvrages érotiques d’autrefois, leurs mérites et leur profondeur, le plaisir de leurs lecteurs naissaient de ce défi incessant aux différents tabous dressés autour de la sexualité et de son libre exercice. Une œuvre comme celle de Georges Bataille est, à ce titre, exemplaire: elle ne va au bout de l’excès que pour détruire les interdits, mais de telle manière que l’interdit, incessamment, reconstruise ses pièges. Et l’on pourrait établir que la quasi-totalité des œuvres érotiques fonctionnaient ainsi dans la lumière du péché, du défendu, ou affirmer que la littérature érotique des âges classique et moderne demeure religieuse, morale et métaphysique.

Le discours pornographique face à la loi et au désir

L’art pornographique contemporain fonctionne dans l’enceinte de la loi. Et, par là, accepté, toléré, rédimé, il se trouve purgé de toute référence à ces autres lois, plus masquées mais plus terribles, que sont les vieilles lois religieuses ou morales. Péché, honte, culpabilité sont des références qui ont déserté les livres et les films pornographiques actuels. Dans ces derniers comme dans les théâtres de life show ou dans les livres des sex-shops, tout interdit semble s’être volatilisé sans laisser de trace.

Les figures de la nudité, celles des organes sexuels et des formes les moins convenues de leurs accouplements ont cessé d’être marquées du fer rouge qui mutilait jadis l’épaule des prostituées. Pour la première fois, dans l’histoire des cultures, une société donne à regarder, dans un spectacle à la fois morne et délirant, monumental et infatigable, cette «scène primitive» sur laquelle pesait l’interdit monumental. Certes, celui-ci pouvait revêtir des formes très contradictoires selon les sociétés. Montaigne et Sade, également soucieux de ridiculiser ces interdits, se sont ingéniés à établir que les règles de la pudeur et les protocoles de la sexualité n’obéissent pas à un schéma universel. Une conduite qui est ici frappée d’opprobre sera licite dans un pays voisin. Un Arabe ne suit pas les mêmes codes qu’un Italien. Un Espagnol ne s’émeut pas aux mêmes objets qu’un Norvégien. Cependant, pour un certain regard, à un certain niveau d’analyse, peu importe que la loi fondamentale découpe les conduites sexuelles selon telle ou telle ligne: derrière les variations, la loi demeure, immarcescible. Si bien que ce refus universel d’accorder pleine liberté à la sexualité laisse supposer que la sexualité, parce qu’elle constitue le plus obscur et le plus grand danger, a engendré le premier modèle et le ciment de toutes les autres lois – morales, sociales et historiques.

Or, ce qui étonne dans le discours pornographique des années soixante-dix, ce qui fait son originalité radicale, c’est qu’il entend non seulement anéantir la loi d’hier, déplacer les bornes de la pudeur et de l’autorisé, mais encore passer au large de toute loi. Cette abolition de l’interdit fait le statut de la nouvelle pornographie. Celle-ci nous conduit dans des banlieues vagues et blêmes, inertes, amorphes, indifférenciées, auxquelles la loi n’a pas encore imposé son ordre ou, plutôt, qu’elle a cessé de régenter. Une lumière plate et monotone nimbe ces contrées, dans lesquelles se nivellent les différences, les accents, les couleurs. Les corps s’échangent sans préférences et s’accouplent au hasard, sans exaltation ni crainte. Là s’évanouissent toute personnalité et, pour ainsi dire, la différence sexuelle elle-même. Là dépérit l’idée même que nous nous faisons de l’homme, du désir, de la société et de l’histoire, du temps et de la mort. Nous dérivons dans la direction de ce «zéro absolu» que Nietzsche annonçait. Nous voyons se pratiquer une sexualité qu’il faut bien appeler «nihiliste». Le discours pauvre et aplati de la pornographie, parce qu’il célèbre la fin de la sexualité telle qu’elle fut toujours vécue (c’est-à-dire réglée par une grille compliquée d’interdits), annonce la fin du «moi», l’avènement d’un homme, d’une femme «sans qualités», l’évanouissement de ces catégories que nous tenions pour consubstantielles à nous-mêmes: le beau et le laid, le répugnant et le désirable, le désir et le dégoût, le choix et le refus, la liberté et la contrainte, le jeune âge et le grand âge, l’un et le multiple, le moi et l’autre et, à la fin, le sexe masculin et le sexe féminin.

De ce point de vue, et en dépit de sa nullité, ou peut-être à cause de cela, le discours pornographique mérite interrogation. Sa charge subversive est extrême. Elle est plus violente, parce que plus désespérée et beaucoup moins prometteuse, que celle des discours pornographiques de jadis, qui se soutenaient de la loi, c’est-à-dire de toutes les empreintes et de tous les emblèmes de l’histoire humaine. Il n’est pas surprenant que les grandes forces qui se sont levées pour s’opposer à la pornographie soient intimement liées à la loi. Alors que les souples et sceptiques gouvernements libéraux acceptent qu’on présente les images sexuelles, deux institutions multiplient les imprécations, l’Église catholique et le Parti communiste. Ces deux gardiens de la loi fondamentale n’ont pas tort. Ils savent qu’au-delà de l’aspect choquant, corrupteur ou fascinant que peut revêtir la pornographie, celle-ci met en cause quelque chose de plus sérieux encore, à savoir une certaine idée de l’homme et de la société.

Comme la loi sexuelle, en effet, est fondatrice non seulement du désir, mais de tout ordre social, son éventuel effondrement pourrait, après le champ du discours, gagner celui du réel (bien qu’on n’en soit pas encore là, il n’y a pas de discours innocent) et risquerait d’entraîner quelque remaniement dans les structures de notre histoire. La pornographie serait alors à rapprocher d’autres signes, plus nobles ou plus voyants, indicateurs d’alarme ou d’espérance selon les vœux de chacun. Elle contribuerait ainsi à montrer que nous pénétrons dans une zone crépusculaire, dans un temps autre – non point l’introuvable «fin de l’histoire» de Hegel, mais l’agonie de ce que nous avons appelé histoire, et qui n’est sans doute que l’une de nos histoires.

Ces films sexuels, ces romans libérés de tout interdit et étrangers à la mort, aux intermittences du cœur et aux répugnances, ces œuvres qui nient le déficit des corps et éparpillent le désir sur des objets indifférents, insensibles à l’identité des acteurs, ces histoires léthargiques, ces théâtres neutres et rabâcheurs, kaléidoscopes monotones de toutes les combinaisons du désir, ces récits qui, à ne connaître que le désir et ses assouvissements, aboutissent à effacer le désir, ces images et ces textes qui dosent le néant de tout héritage, on dirait qu’ils naissent purgés de toute culture, de toute mémoire et de toute histoire. On a le droit de les déchiffrer comme des tentatives désespérément «adamiques», comme une sorte de reflet dégradé et épuisé des splendeurs du Paradis, du temps où le péché n’avait pas encore fait son entrée dans l’histoire; ils parlent d’îles perdues, qui dérivent loin de notre temps.

Maladroite ou provocante, obsessionnelle, puérile, cauchemardesque ou superbe, raffinée, rêveuse ou brutale, la parole pornographique envahit les villes, les infecte peut-être et elle ne peut demeurer inécoutée. On l’accueille ou la dénonce; on y réagit par la colère ou l’intérêt; mais il n’est pas possible d’y demeurer indifférent. Bien souvent, les annonciations naissent moins dans les esprits raffinés que dans des phénomènes frustes et collectifs. En ce sens, pour pauvres qu’ils puissent paraître, les films, les théâtres et les livres pornographiques dessinent le gribouillis un peu tremblé d’une très obscure, très dangereuse énigme.

pornographie [ pɔrnɔgrafi ] n. f.
• 1842; « traité de la prostitution » 1800; de pornographe
Représentation (par écrits, dessins, peintures, photos) de choses obscènes destinées à être communiquées au public. Érotisme et pornographie.
Par ext. Obscénité en littérature, dans les spectacles.

pornographie nom féminin Présence de détails obscènes dans certaines œuvres littéraires ou artistiques ; publication, spectacle, photo, etc., obscènes.

pornographie
n. f. Production de livres, de films, etc., d'une obscénité à caractère sexuel; caractère obscène de ceux-ci.

⇒PORNOGRAPHIE, subst. fém.
A.Vx. Traité, étude sur la prostitution. (Dict.XIXe et XXes.).
B. —1. Représentation (sous forme d'écrits, de dessins, de peintures, de photos, de spectacles, etc.) de choses obscènes, sans préoccupation artistique et avec l'intention délibérée de provoquer l'excitation sexuelle du public auquel elles sont destinées. Pornographie littéraire. Il vendait, sous le manteau des pornographies aux élèves, en si grande quantité que les pupitres débordaient de gravures et d'oeuvres obscènes (ZOLA, Fortune Rougon, 1871, p.263). De la puissance du mot. Dès qu'on a trouvé «sex appeal», à l'abri de ce mot toutes les pornographies sont admises (GIDE, Journal, 1932, p.1135).
2. Caractère obscène d'une oeuvre d'art ou littéraire. La liste des «Auteurs licencieux» recensés par Jules Choux dans son Petit citateur (1881). Les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une façon de dire les choses qui les font vivre devant nous. Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance (...). Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs (ZOLA, E. Rougon, 1876, p.114). «Nulle manière de publier ses pensées et ses sentiments ne doit être interdite à personne». Cette sèche formule de Sieyès résume et contient toute la charte moderne de l'idéologie (...). Pas de sujet défendu sauf excès de pornographie (Civilis. écr., 1939, p.44-16). Elle est remarquable et typique de l'idée qu'on pouvait se faire, à l'époque, de la licence et de la pornographie. Des oeuvres comme Felicia, Justine, Gamiani ou Le Portier des Chartreux y voisinent avec Madame Bovary, les Romans de Georges Sand ou Melle de Maupin à côté d'ouvrages médicaux ou techniques sur l'Onanisme ou l'Amour conjugal (GUIR. Litt. érot. 1978, p.116).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist.1. 1800 «traité sur la prostitution» (BOISTE); 2. 1842 «peinture obscène» (Ac. Compl.). Dér. de pornographe; suff. -ie. Fréq. abs. littér.:12.

pornographie [pɔʀnɔgʀafi] n. f.
ÉTYM. 1803; de pornographe.
1 Vx. Traité sur la prostitution.
2 (1842). Mod. Représentation (par écrits, dessins, peintures, photos…) de choses obscènes, destinées à être communiquées ou vendues au public. Porno. || Interdiction, autorisation, réglementation de la pornographie.
0 Il y a des productions éhontées qui n'ont rien à voir avec l'art; allons-nous affirmer à cause d'elles que l'art n'a rien à voir avec la pornographie ? Inutile d'aller citer Aristophane et les Grecs. Je prétends qu'entre une de ces productions incriminées et la Chemise enlevée de Fragonard, par exemple, ce n'est pas le sujet qui diffère, ni la « noblesse », ni « l'idéal », mais le talent. Où celui-ci fait un chef-d'œuvre, tel autre n'eût peint qu'une obscénité.
Gide, Nouveaux prétextes, p. 88.
Par ext. Obscénité en littérature, dans les spectacles.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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